Interview de Enguerran Llorens, Directeur d’EHPAD à Tours, Fondation Léopold Bellan
Décembre 2020
P-Val : Bonjour Enguerran. Pour commencer, quelques mots sur la Fondation Léopold Bellan ?
Enguerran Llorens : La Fondation a été créée en 1884 par un industriel du textile né avec un handicap. Préfet de Seine, il est devenu fondateur de société de bienfaisance avec parmi les axes d’action un volet socio-culturel que nous entretenons en organisant chaque année un concours international de musique mais aussi un concours de dessin au sein de nos établissements.
Nous agissons en faveur de la protection de l’enfance, l’accompagnement des personnes âgées, du handicap, et de la santé. La Fondation compte 2600 salariés, 55 établissements et services dans le sanitaire, le médico-social, la protection de l’enfance, le handicap, des crèches et un hôpital dans le 14ème arrondissement de Paris.
Parmi la dizaine d’EHPAD et résidences services sénior de la Fondation, notre établissement de Tours compte 86 résidents et une soixantaine de salariés en ce moment. Les effectifs sont renforcés dans la situation actuelle.
P-Val : En tant que directeur d’EHPAD, vous avez été amené à prendre des décisions « extraordinaires » en cette période de crise sanitaire.
Enguerran Llorens : Effectivement ! Le début de cette période COVID s’est déroulé dans une grande confusion ; nous n’avons pas eu de réponses très rapides de la part de l’Etat. En revanche, nous avons eu le temps de nous apercevoir que la situation risquait de se dégrader rapidement. Nous nous sommes retrouvés fin février dans l’inconnu total en attendant de connaître les impacts de l’épidémie en France et sur notre territoire Centre Val-de-Loire. Nous avons décidé à ce moment-là le confinement de l’établissement, plus de dix jours avant les premières annonces gouvernementales suspendant les visites dans les établissements pour personnes âgées (le 11 mars).
Un peu plus tard, nous avons réorganisé notre bâtiment et séparé nos 4 étages en deux, regroupant le 1er et le 2ème d’un côté, le 3ème et 4ème de l’autre pour éviter les contaminations croisées. Nous avons eu 24 heures pour mettre en place toute l’organisation qui permettait la dissociation des ascenseurs, des salles de repos, des vestiaires, mais également la mise en place d’un pont numérique entre les résidents et leurs familles (Famileo, visio calls). Et bien évidemment, le recrutement de renforts afin d’avoir les ressources nécessaires à la mise en place de cette organisation hors du commun.
Il a aussi fallu réorganiser les repas puisque nous les avons distribués en chambres. Et comme beaucoup, nous avons dû nous débrouiller pour trouver des EPI dans des situations très dégradées : masques, gants, blouses, charlottes, solution hydro alcoolique… Je tiens d’ailleurs à signaler l’initiative d’un industriel local qui fabrique des bases hydro alcooliques pour la parapharmacie. Il a immobilisé une chaîne de production sur son site de Tours pour fabriquer des solutions hydro alcooliques et en distribuer gratuitement à tous les établissements médico sociaux du département. Merci à lui !
P-Val : La décision est un élément clé pour comprendre le Monde d’une organisation. Comment décidez-vous en temps normal ?
Enguerran Llorens : Les processus décisionnels habituels sont assez figés car intégrés dans un environnement très normé. Ils incluent la consultation des représentants du personnel et dans certains cas de figure, d’un organe de représentation des personnes qui s’appelle le Conseil de la Vie Sociale (direction, représentation des résidents, des familles de résidents, des salariés). Organe destiné à l’application du principe de démocratie sanitaire né au début des années 2000. La prise de décision est donc quasi-protocolisée et offre généralement peu de champ à la prise d’initiative ou à l’innovation.
P-Val : Comment cela s’est-il passé dans l’urgence ? J’imagine que dans un secteur très cadré et réglementé, vous avez bousculé quelques habitudes ?
Enguerran Llorens : Dans cette situation totalement inconnue et nouvelle, devant un phénomène sanitaire de cette ampleur, l’ensemble des process de décision vole en éclats. Les directeurs d’établissement ne sont pas tous préparés et formés à ce type de situation. Le Conseil départemental et l’ARS n’étaient pas préparés non plus. En fait, personne ne l’était ; du jour au lendemain, nous nous retrouvons donc face à une situation inconnue, potentiellement dramatique pour la santé de nos résidents. On nous dispense d’abord quelques instructions mais nous devons prendre parfois des décisions qui entrent en contradiction avec notre doxa habituelle.
Les décisions urgentes, vous les prenez seul la plupart du temps. Heureusement, la hiérarchie de la Fondation nous accompagne dans les situations les plus critiques et nous informe des grandes orientations ministérielles. La Direction Générale a ainsi facilité et sécurisé le processus décisionnel pour l’ensemble des établissements en assurant la veille réglementaire car tout évoluait très vite. Mais dans notre région où l’épidémie était moins aigüe, nous sommes restés très autonomes pour trouver des solutions, dans un cadre inconnu qu’était celui de l’état d’urgence sanitaire et d’un confinement général de la population, avec des pans entiers d’activité au point mort et donc des difficultés d’approvisionnement (dispositifs médicaux, EPI, traitements, tous fabriqués……en Chine.)
Dans certains établissements du secteur médico-social, cette situation a été bien vécue, dans d’autres ce fut plus compliqué. Les directeurs sont formés pour évoluer dans un écosystème connu, réglementé. J’ai l’habitude de dire que c’est un « bocal », un Monde très rassurant. Du jour au lendemain, tout vole en éclats. Les décisions sur les mesures de sécurité ou la prise en charge médicale sont compliquées à prendre voire parfois discutées d’un point de vue de l’éthique (isolement en chambre d’une personne âgée). La difficulté principale, c’est de prendre des décisions qui peuvent réduire le champ des libertés individuelles de nos résidents. Au bénéfice de la sécurité sanitaire. Il s’agit donc de poser des choix, jamais parfaits, car source de conflits et de paradoxes. C’est le retour de l’intérêt collectif primant sur l’intérêt individuel.
P-Val : Quelles difficultés cela a-t-il représenté pour vous personnellement ?
Enguerran Llorens : Comment prendre des décisions rapides, fortes, pour l’intérêt général mais éprouvantes potentiellement pour l’individu ? Demander à 80 personnes de s’enfermer dans une chambre et de ne pas en sortir, ce n’est pas anodin. Aux yeux de la loi, le studio du résident est considéré comme étant son domicile. Je sais par ailleurs que cette décision aura un impact sur la psychologie, le psychisme de personnes âgées dépendantes, avec des conséquences par exemple sur leur alimentation. Cette décision est susceptible de produire ce qu’on appelle un syndrome de glissement, avec le risque extrême que les personnes arrêtent de s’alimenter et ne trouvent plus de motivation pour continuer à vivre.
Il est donc indispensable d’appuyer ses décisions sur un ordre de priorités particulièrement clair, s’appuyer sur une méthode d’analyse bénéfices/risques et rechercher inlassablement un point d’équilibre entre la protection de la dimension physique de l’usager qui peut primer temporairement sur les autres dimensions (psychologique, sociale, spirituelle) sans pour autant les faire disparaître.
A cette occasion, on se prend à contester cette idée célèbre de Spinoza : non, la somme des intérêts particuliers ne donne jamais l’intérêt général.
Donc d’un seul coup, on collectivise la gestion alors que depuis des années, on est dans une logique d’individualisation de la prise en charge. En temps normal, le résident est acteur de son parcours de santé, de son parcours de vie. Ce système de fonctionnement, de valeurs, vole en éclats du jour au lendemain. C’est un changement de paradigme total et complet. Ça exige d’un seul coup de réfléchir en dehors du cadre et du système de pensée habituel.
P-Val : Comment vous en êtes-vous sorti ?
Enguerran Llorens : Ceux qui s’en sont le mieux sorti sont ceux qui n’ont pas attendu de réponse venant de l’extérieur mais qui ont trouvé leurs réponses en interne, ont su exploiter leurs propres ressources, trouver des synergies et qui ont su les mettre en œuvre. Ça demande un petit fond entrepreneurial, un esprit d’initiative, d’entreprise, une analyse froide de la situation. De la solidarité et de la communication constante entre les établissements et leur Direction générale.
Personnellement, j’ai pratiqué la gestion des urgences pendant une dizaine d’années à la Croix Rouge Française de Paris. Ce sont des situations que je connais : des situations nouvelles, des décisions fortes, des gestes que l’on connaît à accomplir pour maîtriser la situation, faire aller tout le monde dans le même sens. On agit ensemble d’abord, on discute après. Je crois vraiment en cette méthodologie : s’entraîner (avant), s’adapter (pendant), s’évaluer (après).
P-Val : Comment vos équipes ont vécu ce changement de paradigme ?
Enguerran Llorens : Je n’ai pas eu de difficulté particulière avec l’équipe. La situation exigeait des décisions fortes et que quelqu’un puisse les prendre. Ils se sont sentis en sécurité avec des moyens pour mettre en œuvre les décisions dans un moment d’anxiété collective très forte. En début d’année, le virus était en Italie, il n’y a pas eu de fermeture des frontières, tout le monde imaginait bien que le virus arriverait chez nous, et vite. Tout le monde était très anxieux. Dans ce genre de situation, les gens se tournent vers les personnes qui vont prendre les décisions. Ils ont besoin d’être soutenus, encadrés, rassurés parce que la situation échappait à tout le monde. La confiance entre nous s’en est trouvée augmentée.
P-Val : Selon vous, qu’est-ce qui change pour un manager quand l’incertitude grandit ? Qu’avez-vous appris de cette expérience ?
Enguerran Llorens : Le manager doit apprendre à accepter l’incertitude. L’incertitude ne doit pas être évaluée ou jugée positivement ou négativement. Ce n’est pas un risque ou une menace. C’est un fait, elle est là, réelle, et il faut composer avec. Elle fait partie de nos vies et il faut réapprendre à vivre avec et à ne pas tout maîtriser.
Donc il ne faut pas s’engager dans un projet ou une organisation trop sclérosants. Règlements et bureaucratie sclérosent les organismes. Plus les établissements ont été dans une logique systématique d’adhérer à ce cadre rigide, plus ils ont eu des difficultés à se mouvoir et à s’adapter.
A l’ère de la « fleximobilité », il faut que le cadre réglementaire laisse une place à la souplesse, l’adaptation, la mobilité. Au-delà, ça veut dire aussi adapter la gouvernance et laisser plus de place au terrain, arrêter de centraliser les décisions ou d’inventer des modes de gestion standardisés. Dans notre secteur d’activité, beaucoup de regroupements s’opèrent. Les grands groupes ont changé les modes de pilotage et de gouvernance parfois au risque de rendre les structures impotentes.
Ce virus nous fait passer d’un monde virtuel de pilotage administratif à un monde réel dans lequel nous devons nous rappeler que le plus important pour un EHPAD n’est pas d’avoir le nez dans son BFR ou sa capacité d’autofinancement. On peut maîtriser cet aspect des choses sans pour autant être soumis à des ratios financiers délirants. Cette standardisation de gestion, de pratiques, de process ne nous prépare pas à affronter la réalité. Par ailleurs, on ne peut pas tout demander aux ARS qui ne sont pas outillées pour répondre aux besoins rencontrés sur le terrain. Ce sont des entités administratives chargées de vérifier la bonne application des réglementations. Ce qui s’apparente parfois à un carcan peut empêcher un établissement de donner sa pleine mesure.
Pour en revenir au manager, je suis convaincu qu’il doit changer son rapport à l’obligation de moyens et de résultats. Comme on ne maîtrise pas tout, il faut passer moins de temps, moins de stress et d’énergie sur l’atteinte d’un résultat et se concentrer davantage sur les moyens qu’on prend. Quand on se focalise sur les moyens, on ne passe pas à côté de la réalité. Quand on vise les résultats à tout prix, on peut chercher à tordre la réalité pour la rendre conforme à nos souhaits, nos objectifs, nos ambitions.
Ce que l’écologie nous disait déjà au sujet de la croissance perpétuelle, c’est aujourd’hui la santé qui nous l’affirme. On ne maîtrise pas tout.
P-Val : Pour finir, quel est le prix à payer d’une décision en zone d’incertitude ?
Enguerran Llorens : Quand on est manager, on connaît les gens qui nous entourent, on pense savoir comment ils vont réagir, etc. Dans ce genre de situation, il faut accepter le fait que les personnes peuvent avoir des comportements différents.
Les circonstances extraordinaires sont toujours un révélateur : du jour au lendemain, certains disparaissent et leur influence se réduit quand d’autres sont dopés par la situation et y trouvent de nouvelles sources de motivation. Est-ce vraiment un prix à payer ? Je ne sais pas. Ça rebat les cartes, et en tant que manager, il faut l’accepter et peut-être même le voir comme une opportunité.
Un prix à payer, c’est peut-être accepter que soi-même on n’est pas comme d’habitude, ni même comme on voudrait être. On sait quelle posture adopter : il faut être exemplaire, calme, se maîtriser, etc. C’est un prérequis pour rassurer les équipes et on y arrive plus ou moins.
P-Val : Vous voulez ajouter un mot sur votre expérience ?
Enguerran Llorens : L’erreur est humaine. Il faut accepter de se tromper, surtout dans une phase d’incertitude. Quand on est confronté à quelque chose de totalement nouveau, on se trompe et c’est normal. Face à la nouveauté, on manque de repères donc on va se tromper. L’accepter pour soi, c’est se préparer à l’accepter aussi pour ses collaborateurs. Dans notre domaine de la santé, c’est sûrement encore plus difficile à accepter mais oui, bien sûr, on se trompe.
Je m’efforce de voir l’erreur comme nos amis anglo-saxons, comme le gage d’une plus grande réussite demain. Je me suis trompé, j’ai appris, je ne referai pas cette erreur et donc je deviens plus performant ou si vous préférez, je gagne en expérience.